Abdellatif Ben Ammar. Cinéaste tunisien : Les Occidentaux ne savent pas nous voir

En 1961, Bourguiba était au pouvoir. La même année, l’armée coloniale a massacré des civils à Bizerte, une ville du nord de la Tunisie. Pourtant, le pays était indépendant depuis au moins cinq ans. Les Palmiers blessés, coproduction algéro-tunisienne présentée au festival de Carthage, revient sur cet épisode de l’histoire. Rencontre avec son réalisateur.

  Les Palmiers blessés évoque une mémoire en fragmentation. Y a-t-il beaucoup de difficultés à reconstituer la mémoire ?

Avant d’être artiste, je suis un citoyen. Citoyen conscient de son appartenance civilisationnelle. Or, l’amnésie est un frein à notre développement. Dans plusieurs pays arabes, l’histoire a été instrumentalisée. Les jeunes d’aujourd’hui paraissent sans passé, dépourvus de mémoire. Outre sa beauté, l’art cinématographique doit être utile. Et dans cette logique de l’utilité, je me suis dis que je vais poser un problème comme si j’étais porteur du message des jeunes. Ces jeunes disent : « Rendez-nous notre passé. » Voilà pourquoi j’ai décrit une mémoire fragmentée dans Les Palmiers blessés. Une mémoire parfois contradictoire.

  Oui, une mémoire sélective, un personnage qui fait semblant d’ignorer des vérités historiques...

Parce que la blessure est encore vivante. Elle est là. Je pense qu’il est temps de donner au public arabe et maghrébin la possibilité de débattre sur l’histoire. Le Maghreb aurait pu être une entité totale. Cette entité n’aurait aucune difficulté à montrer ses forces et à être dynamique. Elle puiserait sa force dans la même appartenance culturelle, dans une même histoire. Quand je me balade à Alger ou à Tunis, il n’y a aucune différence. On sent que les jeunes n’ont pas de mémoire. On les a privés de leur passé. Le cinéma fait rire, mais sert aussi à poser des questions aux intellectuels et aux décideurs de nos pays sur l’importance de l’histoire et sur la vérité historique.

  Mais est-ce que les jeunes, à l’image de Khalil dans le film, cherchent réellement à connaître leur histoire ?

C’est le résultat de la méconnaissance. Quand on éduque les enfants dans un présent matériel, cela donne un esprit particulier. Il y a des problèmes fondamentaux et objectifs qui se posent aux jeunes, comme le chômage et l’absence de moyens, l’absence d’avenir. Un jeune peut nous dire que ce qui l’intéresse, c’est le présent et le futur, pas le passé. Mais d’autres jeunes peuvent dire aussi : « Sans savoir ce qui s’est passé, nous ne pouvons pas savoir où nous allons. » Khalil est l’exemple de ce jeune qui a abandonné ses espoirs et qui devient fataliste. Alors, faisons de notre mieux ! L’histoire a toujours été écrite par les vainqueurs. Symboliquement, je m’adresse à une population cible qui a besoin d’espoir. On peut entrer dans un tunnel. Mais au bout de chaque tunnel, il y a une issue. Entrons dans la bagarre, on en sortira vainqueur. Je fonde beaucoup d’espoir dans notre jeunesse. Je compte sur son intelligence.

  Quel est l’apport de la couleur bleue, fort présente dans le film, à la trame ?

Comment a été vue l’image de nos pays par l’autre ? Elle est rouge, suintante de chaleur, avec un soleil écrasant et des yeux qui plissent. Cela est même décrit dans les romans tels que La Peste d’Albert Camus. Donc dans le film, il y a le froid, la pluie, le gris et le bleu. D’ailleurs, dès le début du film, l’écrivain (Neji Nejah) dit à Chama : « Bienvenue dans le point de l’extrême nord de l’Afrique. » C’est une manière de dire que nous avons notre « nord » aussi, que nos lumières et notre atmosphère ne sont pas celles qu’ils décrivent. Ne nous imposez pas cette image de nous-mêmes. L’Occident a toujours ce regard suspect sur l’être arabe. Il est soupçonné d’être en conflit avec la civilisation dominante. C’est considéré comme un élément à ne pas remettre en cause. L’être arabe est l’ennemi. La migration est refusée. On nous accuse de tout. Un profil s’installe dans leurs médias. Ils font même des travaux scientifiques pour essayer de dire qu’ils ont raison. Or, les Occidentaux ne savent pas nous voir. Je me dis : qui est l’être arabe ? Khalil, par exemple. Un être ordinaire, qui a de la densité et de l’élégance. Chama est un bout de chou. Mon choix s’est porté aussi sur les apparences. J’ai refusé de prendre des acteurs et actrices à la beauté italo-grecque, une beauté fort présente dans les productions libanaises. Leïla Ouaz représente, avec ses traits, une fille anonyme. Elle est néanmoins belle intérieurement. Elle est douce. Elle n’est pas dépourvue de qualités. C’est cela, ma description de la jeunesse. Je ne la vois pas versant dans la fanfaronnade. De la même manière que j’ai décrit dans le film le couple algérien, Noureddine et Nabila. Dans les productions européennes, notamment françaises, les couples algériens sont toujours présentés comme violents et les femmes portées sur les récriminations. Cela n’est pas vrai.

  Pourquoi avoir choisi Bizerte ?

C’est exprès. Savez vous que 30% de la population de Bizerte est d’origine algérienne ? Ces Algériens d’origine travaillent dans tous les secteurs comme la médecine, la poste, la pharmacie, l’enseignement... Bizerte est une ville qui a un passé, qui a ses morts, qui a abrité les nationalistes algériens. Bizerte a été le théâtre d’une violence inouïe, comme Sétif en Algérie.

  Il y a aussi cette scène de jam session, danse et musique improvisés, où l’on semble se lâcher complètement…

C’est un palier de respiration. J’installe la logique du vertige. C’est un petit tempo, un moment d’arrêt par rapport à l’histoire. Je me dis : je vais rendre hommage aux artistes. Des artistes qui se sont avérés d’excellents instrumentistes. Outre les artistes tunisiens, j’ai souhaité avoir des amis algériens. Je n’ai pas pu. Je voulais rendre hommage à Boudjemaâ Karèche. Ce qu’il a fait pour le cinéma algérien est extraordinaire. Je voulais le montrer dans un moment où il exulte. Nouri Bouzid a pris un violon dans ses mains en demandant comment faire ! Je dédie ce film à trois personnes. D’abord, au syndicaliste Farhat Hachad et à tous les martyrs qui ont offert leur vie pour défendre leur pays. Ensuite à Abdelkader Alloula, qui a dédié sa vie à l’art. Enfin, à Mohamed Mahfoud qui, comme journaliste, s’est battu pour montrer les dimensions tragiques de la guerre à travers l’information.

  Quel est l’apport de la musique dans l’évolution de l’histoire ?

Pour moi, chaque cinéaste devrait être musicien. Comme langage universel, il n’y a pas mieux que la musique. C’est le langage le plus parfait. On peut être sensible à la musique lapone ou japonaise et aux émotions qu’elle dégage. Dans le cinéma, la musique n’a pas un autre rôle que d’émaner de l’image, élément de compréhension supplémentaire et inavoué qui permet d’atteindre l’émotion. J’espère que les gens se pencheront sur la méthode avec laquelle nous avons travaillé, Farid Aouameur et moi. Je ne peux pas commencer, prendre un acteur pour lui confier des rôles, avant d’avoir discuté pendant des heures avec mon collaborateur premier, qui est le musicien. Un an et demi avant que le tournage commence, Farid Aouameur a été engagé pour le projet. Durant le casting, je faisais écouter de la musique aux acteurs. Farid Aouameur a travaillé dur. Nous avons passé des nuits entières à choisir les morceaux. C’était beau parce qu’on était en création.

  Mais pourquoi ce lien avec la deuxième guerre du Golfe de 1991 ?

Je suis contre toutes les guerres. On va à la guerre parce qu’on n’a plus d’argument. On ne fait plus confiance à l’autre, on se méfie de lui. Et c’est à ce moment-là qu’il y a recours à la violence. Et dans les guerres, qui paye ? Les innocents et les pauvres. On le sait. Or, les médias, qui chérissent la guerre d’ailleurs, estiment que les conflits sont les événements les plus importants à évoquer. Il y a cette quête du morbide, de la mort. Très vite, cela se traduit en chiffres : 300 morts par-ci, 500 par-là. Le chiffre, le chiffre… les êtres humains n’existent plus. Les guerres montrent les limites de l’intelligence de l’homme. La voix off, au début du film, dit : « J’ai appris dans les livres que la guerre est un mal absolu. Il est là. Toujours présent. J’ai fait exprès de choisir la date de 1991. A cette date, les violences commençaient et, en Tunisie, c’était l’anniversaire de violences. Tout est guerre autour de Chama… »

Bio express L’histoire est toujours présente dans l’œuvre cinématographique de Abdellatif Ben Ammar, 67 ans, d’une manière ou d’une autre. Dans Sejnane, qui a obtenu le Tanit d’argent du meilleur film aux journées cinématographiques de Carthage en 1974, il est revenu sur l’engagement d’un jeune dans le combat contre le colonialisme. En 1980, il a obtenu le Tanit d’or du meilleur film aux journées cinématographiques de Carthage avec Aziza, autre coproduction algéro-tunisienne dans laquelle il critique le matérialisme amplifié par les changements sociaux en Tunisie. En 2002, il a réalisé Le Chant de Noria où il a analysé, avec poésie, la désillusion des trentenaires. Abdellatif Ben Ammar a assisté des cinéastes de renom tels que Danil Moosman pour Biribi, en 1970 ; Roberto Rosselini pour Le Messie, en 1974 ; Claude Chabrol en 1975… Il fut le directeur de production de Franco Zeffireli pour Jésus de Nazareth, en 1976, et producteur délégué dans le long-métrage de Nacer Khemir, Les Baliseurs du désert, en 1983.

Par Fayçal Métaoui